D'autres comme lui (01)
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Roman
Date de parution originale: 2015-09-21 Date de publication sur Gai-Éros: 2021-02-27 Auteur: Michel Geny-Gros |

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LE LABOUREUR DE SAVOIE
Laurent GENEST-CARROZ
Chapitre 1 — INSOUCIANCE
Laurent[1] GENEST-CARROZ venait de fêter ses seize ans ce dimanche 24 juin 1798, pardon, 6 messidor an VI de la République Française. Laurent, comme presque tous les Savoyards contents de s’être débarrassés de la domination Sarde, était fier d’être Français. Fier aussi de son instruction car enfant, le brave curé MOLLIER l’avait remarqué alors qu’il avait sollicité devenir enfant de chœur.
Son père, Charles n’avait pu refuser au prêtre son accord car ce dernier l’avait convaincu en lui annonçant qu’il lui apprendrait à lire et à écrire.
— Ça ne te servira pas à grand-chose ! lui avait tout de même dit son père. J’ai besoin de toi à la ferme et tu prendras ma suite.
En 1792, les troupes françaises issues de la Révolution Française avaient envahi le duché de Savoie, dépendant alors du royaume de Sardaigne. Fin octobre de cette même année, l’assemblée des Allobroges, réunie dans la cathédrale de Chambéry avait déclaré la fin du despotisme, la suppression des corvées et de la gabelle, ainsi que la fin de la milice.
En octobre de la même année, l’assemblée s’est dissoute après avoir émis le vœu d’un rattachement du duché à la France. Les députés Dop-Pet et Simond s’étaient chargés d’aller porter ce vœu auprès de la Convention Nationale à Paris qui bien sûr l’avait entériné. La Savoie était devenue le département du Mont-Blanc.
Charles n’avait pas eu de chance et de ses huit enfants, Laurent était son seul fils. Laurent avait une cadette d’un an, Marie, de santé fragile. Eux seuls avaient survécu. Leur mère était décédée en 1795 en mettant au monde un enfant mort-né. Aussi, depuis ses douze ans, Marie assurait la tenue de la maison, les repas, les lessives et la charge de la basse-cour.
Mais tout cela n’était que monnaie courante, la vie des autres paysans n’était pas meilleure mais tout le monde s’en contentait.
La Révolution avait permis à Charles de devenir propriétaire des terres qu’il avait exploitées en métayage ancestral pour le compte du Seigneur du Château du Crest-Cherel. Il avait engagé quelques journaliers dont il assurait le gîte et le couvert et les payait selon l’usage à la Saint Maurice.
Les terres étaient exposées plein sud autour du hameau du Villard qui dominait la petite ville d’Ugine distante par le chemin de mille pieds de l’église Saint Laurent. Le bourg et ses hameaux comptaient alors deux mille habitants.
Laurent bien qu’un peu frêle était beau garçon et les filles du village lui tournaient autour notamment le dimanche après la messe et durant les fêtes qui animaient la cité. Laurent était grand, mince et était devenu musclé par le labeur. Il séduisait aussi par ses cheveux bruns, longs, épais et ses yeux bleus. De plus il était souriant, avenant et bavard. La semaine était consacrée au labeur et Laurent secondait son père sans relâche. En été, Charles depuis quelques années envoyait son fils à l’alpage et lui confiait le troupeau de bovins et d’ovins de fin juin à début septembre suivant les saisons.
L’alpage se trouvait au pied du Mont-Charvin à l’ouest en moyenne altitude, en contrebas du col de l’Arpettaz soit à environ 1300 mètres de nos mesures d’aujourd’hui pas encore appliquées en 1798. Charles y avait construit une ferme rudimentaire contenant une étable et dans ce local à peine séparé par une cloison de bois et agrémenté d’un plancher une grande pièce d’habitation. On pouvait y dormir sur la paille, prendre ses repas et surtout faire le fromage après la traite. Charles avait donné au lieu le nom de "Combe de Cons" car de-là, on avait une vue magnifique sur la Dent de Cons en face au sud-ouest.
Un ruisseau apportait de l’eau et la bâtisse était à l’abri des vents et notamment de la noré[2]. Le troupeau mettait une journée entière à atteindre l’alpage. Mais un homme à pied mettait à peine une demi-journée. C’est dire que Laurent recevait peu de visite hormis celle de son père qui montait de temps en temps à dos de mulet chercher la production fermière.
Le jeune et courageux savoyard portait seul un lourd secret, il n’aimait pas les filles et ses yeux et son cœur allaient discrètement aux garçons. Depuis sa tendre enfance, il avait un ami au bourg, Antoine LALLIER le fils du savetier. Comme beaucoup de villageois, ils étaient cousins issus de germains. C’est d’ailleurs pour échapper à l’entreprise familiale que les deux compères s’étaient faits enfants de chœur. Ils servaient tous les deux pour les messes, celle journalière tôt le matin, celles du dimanche et des fêtes. Ils assistaient le curé aux baptêmes, aux mariages, aux processions et même pour porter l’extrême-onction. Pas plus Charles que Jean le savetier ne pouvaient contrôler les allées et venues des deux garçons. En aucun cas les deux pères se seraient permis de demander des comptes au curé.
Antoine depuis ses douze ans travaillait pour son père au jardin familial mais surtout comme journalier. Mais il y avait peu d’emploi dans ce domaine et souvent Antoine restait sans travail.
Antoine avait lui aussi appris à lire et à écrire et les deux garçons lisaient beaucoup, le brave abbé MOLLIER leur ouvrant bien volontiers sa bibliothèque. Le prêtre à qui l’évêque n’avait pas attribué de vicaire avait continué l’instruction des deux garçons. Il avait été encouragé dans cette mission devant leur soif de connaissances, leur ténacité et la bonne volonté à le servir. Les deux compères apprirent donc le latin, les mathématiques, les sciences et bien d’autres choses. En dehors du maire et du curé, ils étaient les seuls à Ugine à avoir de l’instruction. C’est dire s’ils étaient les bienvenus dans les veillées pour lire les almanachs et les livres que leur prêtait le curé.
Antoine, aussi blond que Laurent était brun, lui ressemblait presque comme un frère. Laurent le dominait un peu et Antoine s’en trouvait bien. Il fuguait facilement au grand désespoir de son père pour rejoindre Laurent au Villard et là, échappant aussi à l’emprise familiale, ils parcouraient la montagne ou s’arrêtaient dans les ruisseaux en été pour se baigner. Ils retiraient chemise, pantalon et sabots pour se précipiter nus dans l’eau claire et froide du torrent. Le froid et la neige en hiver ne les retenaient guère. Lorsqu’ils étaient transis de froid, ils se réfugiaient dans des mazots[3].
C’est là, un jour d’été, que Laurent l’année de leurs quatorze ans regardant Antoine dans l’onde, admira pour la première fois son corps gracieux. Ils s’étaient rendus dans la forêt vers Héry et avaient quitté le sentier pour rejoindre après des difficultés un coin tranquille sans aucun passage pas même de pêcheur au bord d’un nant[4].
Les deux garçons avaient envisagé de se baigner et s’étaient entièrement déshabillés.
Laurent était assis les pieds dans l’eau sur une grosse pierre et il observa son ami. Il remarqua et admira alors ses belles petites fesses rondes, sa belle crinière dorée au soleil, sa poitrine imberbe et son ventre plat. Au-dessous ses yeux s’arrêtèrent sur son sexe mince et long entouré de petits poils blonds. Malgré la fraîcheur de l’eau, le pénis était presque raide. Laurent s’aperçut que le sien avait grossi et grandi sans qu’il se touche. Laurent, comme Antoine n’étaient plus pubères depuis leurs douze ans et s’astiquaient l’engin en toute discrétion et séparément dès qu’ils le pouvaient. Antoine avait confié le même secret à Laurent. Jusque-là, ils en avaient ri comme des bossus. Bien sûr, ils étaient puceaux et ce pour Laurent malgré les avances de la Claudine POENSIN qui avait tenté de le séduire un jour de fête et de l’emmener dans une grange.
Ce jour-là, Laurent vit Antoine bien autrement. Il eut envie de l’embrasser, de se mouvoir contre lui, de le toucher partout et même et surtout aux endroits interdits.
Laurent se leva et s’approcha d’Antoine allongé dans vingt centimètres d’eau sur un fond sablonneux.
— Oh Laurent ! Tu as la forme ! Mais n’y a pas de donzelle ici ! s’écria Antoine souriant.
Malgré tout il avait sorti le ventre de l’onde pour montrer sa belle forme puis s’était retourné rapidement et mis à quatre pattes pour exposer son cul à son ami de toujours.
Laurent le tira par la main pour le remonter sur l’herbe tendre et l’allongea sur le dos.
— Tu es plus beau qu’une fille ! Et j’ai envie de toi ! lui déclara-t-il.
Antoine toujours dominé répondit par un sourire et laissa sa bouche entrouverte en remuant la langue de façon audacieuse. Laurent se coucha sur lui et l’embrassa sur la bouche. Après plusieurs minutes sans relâche de cette douce étreinte, Antoine lui dit :
— C’n’est pas bien je crois !
— Qu’en sais-tu ! Le curé il explique tout de façon tellement ambiguë qu’on ne sait jamais où est vraiment le mal. Mais si tu veux j’arrête…
— Non ! Continue !
Ils avaient donc continué en se caressant partout, de leur beau petit cul jusqu’à leur verge. Ils jouirent de leurs mains échangées et se dirent des mots doux.
Le soir, leurs pères respectifs sans doute préoccupés par plus grave que leur escapade ne les disputèrent pas ni les corrigèrent.
Le lendemain, un dimanche tout de suite après la messe qu’ils servaient encore, ils prirent quelques provisions, du pain dur, du lard, du reblochon et des pommes et rejoignirent rapidement leur petit paradis. À peine entré dans la forêt qu’ils s’embrassaient à pleine bouche.
Ce jour-là, après ablutions et jeux nus dans l’eau puis des câlins et encore des embrassades sans fin, ils passèrent à des caresses buccales sans qu’aucun enseignement sexuel ne leur fût prodigué.
— Faudra ne rien dire à personne et surtout pas au curé en confesse ! conseilla Laurent à son ami.
— Bien sûr ! Je ne suis pas fol ! lui répondit Antoine sur le chemin du retour.
Là, il y eut quelques représailles des pères…
Quelques semaines plus tard, et alors qu’ils étaient libres car les hommes du village s’étaient rendus à la foire de Conflans, ils prirent la direction de leur cachette, comme ils disaient.
Ils rencontrèrent un troupeau de chèvres à la sortie du Villard et virent un bouc essayer de grimper une chèvre. Ils regardèrent le spectacle. Mais la chèvre tentait d’échapper au bouc qui dut y revenir plusieurs fois.
— Mais laisse-toi prendre ! Ça va te faire du bien ! cria Laurent à la chèvre et en rigolant.
— Tu crois ? lui demanda Antoine incrédule.
— Naturellement innocent ! C’est pour ça que les femmes se laissent prendre ! Et la chèvre comme les femmes, elle se fait désirer. Tiens, regarde, maintenant elle ne tente plus de se dégager.
— Ah bon ! lui répondit Antoine.
— Et dis ! Je vois ta culotte tendue[5], comme la mienne d’ailleurs, ça t’excite ! Tu voudrais être le bouc ou la chèvre ? lui demanda Laurent.
— Mais on ne peut pas ! On n’a pas de trou pour ça ! lui rétorqua Antoine innocemment.
— On en a un entre les fesses qui peut servir à ça, s’il est propre ! le renseigna son ami qui continua ses explications On appelle ça la sodomie, je l’ai lu dans une encyclopédie chez le curé. C’est paraît-il un très grave péché et on peut même aller en prison ! Mais, il paraît aussi que ça fait le plus grand bien aux garçons qui aiment les garçons.
— Ça doit faire mal ! Rien que quand je vois ton vît si gros ! lui a répondu Antoine qui demanda à son copain T’as déjà fait ça ?
— Non bien sûr ! Tout ce que j’ai fait, ce n’est rien qu’avec toi. Il n’y a qu’avec toi dont j’ai tout envie ! Mais tu sais, un jour j’ai vu à une fête à Marthod deux garçons de nos âges qui faisaient ça dans une grange. Je les avais suivis car je les avais vus s’embrasser entre deux maisons. Celui qui était pris, il gémissait comme une fille et pas de douleur ! Ça m’a excité et je me suis astiqué en les regardant et sans me montrer.
— Oh et t’as envie avec moi ? lui demanda Antoine en l’embrassant car ils étaient maintenant dans la forêt.
— Oui et de tout ! Je te prends, tu me prends ! lui répondit Laurent.
Ils pressèrent le pas… coururent presque jusqu’à leur repère au bord de l’eau. Ils oublièrent provisoirement leur repas et se déshabillèrent prestement et mutuellement tout en s’embrassant avec volupté et fougue. Antoine dont la réticence et la crainte de la pénétration étaient tombées, tenta de renverser son compagnon dans l’herbe. Laurent résista malgré son désir plus que visible pour son ami en lui disant :
— Doucement Toinou, faut nous laver d’abord, notamment le cul, son trou et ta pendeloche !
— Le braquemart pour toi ! le plaisanta Antoine qui ajouta Alors, nettoie-moi !
Ils s’acquittèrent de cette tâche qui devint plaisir… Puis ils passèrent aux choses plus sérieuses, plus sexuelles et après quelques petites douleurs, hésitations, ils se possédèrent l’un l’autre réciproquement.
— C’est trop bon mon Laurent ! On recommence ? lui demanda son ami après qu’ils eurent pris leur repas puis cueilli et consommé de savoureuses framboises.
Demander ne fut pas nécessaire et ils repartirent pour le bourg après plusieurs joutes et s’être lavés dans l’eau fraîche du nant.
— N’oublie pas ! Lundi, je pars pour l’alpage et au moins jusqu’à fin août ! lui rappela Laurent après un petit arrêt en lisière de la forêt pour échanger de tendres baisers avant de risquer d’être vus.
— Oui, j’ai compris. Mais si tu veux, je pourrai proposer mon aide à ton père pour la transhumance. Ça lui éviterait de monter. Je pourrais même rester là-haut avec toi et traire les vaches et les brebis.
— Ça serait drôlement bien ! Mais si ça arrange mon père, il donnera son accord. Mais le tien de père ? Ne t’apprend-il pas le métier de savetier ?
— Non ! Ou peu ! Il réserve sa suite à Pierre mon aîné ! Père voudrait me faire entrer au service du Seigneur Jean au château. Comme je sais lire, écrire et compter, je pourrais être clerc…
— Oh ! Ça serait bien ! s’écria Laurent. Pour moi, je serai laboureur[6] comme mon père… J’aurais aimé être notaire !
— Tu crois qu’on sera obligé de se marier ? lui demanda Antoine tout d’un coup inquiet.
— Je crains ! Et si on veut y échapper, faudra s’enfuir ! Partir pour Paris !
— C’est toi mon homme ! lui rétorqua Antoine. Et je partirai avec toi à Paris !
— Mais t’es aussi mon homme et rien ne nous séparera ! s’engagea Laurent.
Chapitre 2 — BONHEUR SUR LE PRAZ
Charles GENEST-CARROZ accepta finalement bien volontiers d’engager Antoine pour l’aider. Il conclut un accord avec le savetier intéressé par les quelques sols que Charles avait promis.
Cela allait lui permettre de ne pas monter à l’alpage, la liaison pouvant être assurée par l’un ou l’autre des deux garçons aidés par le mulet.
Le père d’ailleurs, mais après de multiples recommandations, n’accompagna pas son fils et Antoine dans la montée du troupeau vers l’alpage. Le mulet fut d’ailleurs énormément chargé et les chiens bien dressés et entraînés s’avérèrent efficaces pour maintenir les animaux dans le bon chemin. Ils partirent très tôt vers quatre heures du matin et Antoine resta dormir au Villard, mais le père et Marie reposaient non loin et ils restèrent bien sages.
Quelques jours avant le départ, ils avaient rendu visite au curé MOLLIER. À quatorze ans et dans leur condition secrète, ils avaient admis ne plus pouvoir ou ne plus devoir servir la messe et les sacrements. Cette situation leur pesait et malgré tout cela, ils n’avaient pas envisagé de se confesser et de quoi d’ailleurs pensaient-ils. Leur attirance amoureuse et sexuelle, ils ne l’avaient pas choisie.
— Mes enfants, je comprends… À vos âges, vous devez maintenant songer à vous marier et à fonder une famille. Vous avez déjà formé vos successeurs, je vous en remercie et je vous bénis leur répondit le curé.
Là-haut, les animaux furent parqués avec difficultés car les deux troupeaux comptaient taureau et bouc au mauvais caractère. Mais les deux jeunes paysans ne se laissèrent pas intimider et aidés des chiens ils tinrent tête aux bêtes récalcitrantes qui entrèrent dans l’enclos.
La garde du troupeau et son entretien représentaient du travail mais laissaient aussi des loisirs aux garçons. Ils aménagèrent à leur façon l’habitation. Puis ils décidèrent de détourner le petit torrent qui coulait à quatre-vingts pieds environ du bâtiment d’alpage pour l’approcher dudit bâtiment afin de remplir plus facilement les abreuvoirs, voire de les alimenter en permanence.
— Là, regarde, cet endroit est marécageux notamment quand il pleut longtemps et à la fonte des neiges. On pourrait le creuser un peu, diriger le nant par-là, puis le barrer à l’aide de pierres et former une belle mare proposa Laurent qui connaissait bien les lieux.
— D’accord ! Et nous y baigner pour laver nos culs ! le plaisanta Antoine qui baissa sa culotte pour montrer ses fesses à son ami ce qui eut pour conséquence de retarder la réalisation de l’ouvrage.
Ils ne manquaient pas de travail entre la traite, la confection des fromages et l’entretien de l’alpage. À l’aide des chiens, il convenait aussi de prévenir la venue des loups et des ours. Heureusement, en été, ils sortaient peu des forêts avoisinantes.
Le samedi, chacun leur tour, ils descendaient au village avec le mulet chargé de fromages. À deux, la production était bien plus rentable et Charles se félicita d’avoir engagé Antoine. L’un ou l’autre passait voir leur famille et remontait le plus rapidement possible le mulet chargé de victuailles et parfois d’outils.
Quelques fois, ils abandonnaient le troupeau quelques heures pour monter au col de l’Arpettaz afin d’y admirer le Mont-Blanc. Ils rêvaient de pouvoir se rendre à ses pieds ou mieux d’y monter.
Toujours passionnés, ils roucoulaient de bonheur et s’unissaient librement à n’importe quel moment sans avoir à se soucier d’être vus. De la Combe de Cons, on voyait à peine Ugine et pas le Villard et les chiens aboyaient au moindre bruit suspect.
Ils faisaient l’amour dans l’herbe, dans le ruisseau, dans la nouvelle mare et dans la paille le soir. Ils ne leur tardaient pas de redescendre fin août ou début septembre !
En juillet, tombaient aussi les vêlages des veaux et il fallait parfois aider la vache à mettre bas si l’on ne voulait pas perdre la mère et le veau.
Pour les chèvres, il convenait aussi de surveiller les chèvres pleines qui avaient tendance à s’isoler pour mettre bas. Mais Laurent était déjà un laboureur accompli.
L’année suivante, Charles réengagea Antoine ainsi que l’année suivante de leurs seize ans.
En septembre, alors que le beau temps était revenu et les troupeaux redescendus de l’alpage depuis le début du mois, Laurent et Antoine allaient régulièrement se baigner dans l’Arly, dans les gorges. Le gros torrent était violent, son lit bouleversé par des pierres et même des rochers.
Dans les gorges étroites, les deux compères trouvèrent un grand trou d’eau où le courant était moins fort et où on pouvait se baigner car il y avait une bonne hauteur d’eau. Un grand rocher accessible le surmontait et les deux garçons y grimpaient et se jetaient dans l’eau de quelques mètres.
Peu de monde s’aventurait dans cette très étroite vallée sauvage. Lors pour se rendre à Flumet et même à Chamouny, il convenait de passer par Héry car aucun chemin, pas même un sentier ne pouvait passer[7]. Derrière le rocher, une petite plage de sable leur permettait de s’allonger nus et de faire l’amour sans risquer d’être surpris.
Un soir de frimaire an VI alors que pendant la veillée Charles et son fils cassaient des noix et que Marie souffrante dormait déjà, le père s’adressa à Laurent :
— Fils ! Il faudra songer à te marier ! Il est temps maintenant ! Tu dois prendre femme et fonder une famille.
— J’ai bien le temps, père ! lui répondit Laurent poliment mais inquiet.
— Seize ans, presque dix-sept, c’est l’âge, plus que l’âge ! Et puis, je vieillis, Marie est souffrante et nous avons besoin d’une femme vaillante pour tenir la maison.
— Je ne souhaite pas me marier, père. Et j’ai d’autres projets que laboureur !
Le père le regarda étonné, mais sans doute fin stratège, arrêta là la discussion.
Laurent se garda bien d’évoquer à Antoine cet entretien. Mais que faire, il ne pouvait pas quitter son père et sa sœur même avec Antoine pour se rendre à Paris et y trouver un travail de clerc. Quant à vivre sans Antoine, il ne pouvait s’y résoudre. Son honneur et son éducation lui interdisaient d’épouser une femme sans la respecter pour le moins.
Laurent prit le parti de gagner du temps et continua de retrouver régulièrement Antoine dans le mazot du chemin des Culées. Ils faisaient l’amour et continuaient à évoquer leur projet commun.
Laurent attendait un miracle mais faisait toujours bonne mine à son tendre ami qu’il aimait comme un fou.
Chapitre 3 — ON NE CHOISIT PAS SON DESTIN
Les circonstances, voire le destin, se chargèrent de l’avenir de Laurent et d’Antoine.
D’abord, Charles qui allait atteindre la soixantaine souffrait d’une mauvaise respiration qui l’empêchait d’entreprendre de durs labeurs. Puis, la mauvaise santé de la Marie s’accentua, les fièvres ne la quittaient pas malgré les remèdes de Jacques DUBETTIEZ. Ce dernier à défaut de médecin soignait de son mieux les uginois.
Laurent qui adorait sa sœur culpabilisa de la voir souvent travailler en souffrant.
— Laurent, il te faut prendre femme ! lui redemanda son père un soir de nivôse an VII Ta sœur ne va pas tenir et moi, je ne sers plus à rien…
Laurent ne répondit pas et se rendit jusqu’au bourg pour y trouver Antoine. Antoine travaillait pour le seigneur du Crest-Cherel en qualité de secrétaire. Il copiait sous la dictée les nombreuses correspondances de Michel du Crest.
Malgré la nuit tombante et la pluie qui se transformait en neige, il retrouva Antoine à mi-chemin entre le château et l’église.
Il le poussa dans la grange isolée du père POUPELLOZ et à l’abri de tout regard, ils s’embrassèrent amoureusement. Prenant son courage à deux mains, Laurent conta à son ami les demandes de son père et les diverses raisons que ce dernier avançaient pour solliciter ce mariage comme une aide qu’il ne pouvait pas lui refuser. Antoine se tenait coi, mais se mit à pleurer alors que Laurent lui dit devoir envisager le mariage.
— Je ne renoncerai pas à toi. Mais je ne ferai jamais tort ! lui déclara Antoine entre deux reniflements.
— Je ne te quitte pas pour autant ! On a encore un avenir commun ! lui mentit presque Laurent qui en avait bien gros sur le cœur. D’ailleurs, il se mit aussi à pleurer.
Ils se blottirent dans les bras l’un de l’autre et tentèrent de se consoler. Laurent embrassant Antoine dans le cou approcha sa bouche de la sienne. Ils s’étreignirent charnellement puis roulèrent dans la paille sur l’impulsion d’Antoine. Ils firent l’amour calmant provisoirement leur peine.
Charles fut satisfait quand son fils lui dit accepter le principe de son mariage. Mais bien sûr, Laurent ne courtisait pas pour autant les filles d’Ugine. Son père lui proposa alors une fille du bourg dont le père était laboureur. La Pernette CROISONNIER était belle fille, trouvait facilement galant, mais pas pour autant mari. Car son père était pauvre et ne pouvait guère la doter. La Pernette était d’ailleurs aînée de trois ans de Laurent et les mauvaises langues d’Ugine commençaient à jaser sur l’absence de prétendant.
C’était bien là le cadet des soucis de Laurent, au contraire…
Il la connaissait bien, d’ailleurs, ils étaient cousins issus de germain et la jeune fille (bonne chrétienne) était aussi apparentée à Antoine. Elle était jolie fille néanmoins. Par son absence de goût pour la gent féminine et son attachement amoureux pour Antoine, il ne la courtisa pas. Il la rencontrait en public en évitant de se retrouver seul avec elle.
Charles se préoccupa des noces tant en formalités que pour la petite fête qu’il comptait bien donner aux villageois du Villard et même du bourg. Il fit confectionner un costume à son fils et un chapeau neuf. Claudine THIAFFEY-RENCOREL, tante de Laurent et qui demeurait au Bouchet, petit village derrière le Mont Charvin se chargea du banquet.
Pendant cette période prénuptiale, le seigneur Michel du Crest emmena Antoine à Chambéry quelques jours ayant besoin d’un clerc en écriture pour ses affaires. Le seigneur disposait d’une berline tirée par deux chevaux et alors qu’Antoine s’apprêtait à monter à côté du cocher, il invita son secrétaire à s’installer avec lui à l’intérieur. Antoine ravi en oublia tous ses ennuis de cœur.
La veille, Laurent et Antoine eurent une conversation qui avait ragaillardi les deux tourtereaux.
— Tu… Tu prendras ta femme pour lui faire des enfants ? lui demanda Antoine.
— Faudra, ne serait-ce que pour elle ! Mais, au minimum ! lui répondit Laurent qui ajouta Mais je conserverai mes ardeurs pour toi ! Tant pis pour elle, elle sera cocue et toi mon seul, mon bel et merveilleux amour !
Cela ne collait pas trop avec ce qu’il avait pensé, mais il ne voulait pas perdre son ami.
Charles réaménagea l’habitat de sa ferme afin que son fils et sa bru puissent disposer d’une vraie chambre. Il fit tout pour rendre son fils heureux malgré ses maigres moyens.
Laurent ne devait pas monter à l’alpage cette année-là, son père affaibli avait besoin de son fils au Villard et il engagea deux saisonniers pour l’alpage.
Antoine avait promis à Laurent d’assister à ses noces et même à être son témoin. D’ailleurs, l’un et l’autre avaient besoin de ne pas afficher une rupture dans leur amitié qui aurait pu paraître suspecte aux commères parfois malveillantes du bourg…
Le jour des noces arriva et l’on descendit au bourg d’abord à la mairie pour y retrouver la mariée et sa famille. Joseph DELACHENAL, maire nommé par le Préfet du Département du Mont-Blanc et qui était cousin des époux les reçut sur le pas de la porte. La mariée était bien jolie avec son tablier blanc et brodé sur sa robe noire. Une coiffe cachait un peu ses cheveux blonds. Mais les cheveux blonds que Laurent cherchait à voir parmi la foule des invités et des curieux, c’était ceux d’Antoine. Laurent était inquiet et quand le moment fut venu de commencer la cérémonie, il fit attendre un peu le maire. Laurent demanda à ses amis et cousins s’ils avaient vu Antoine.
— Oui, ce matin, la pendule du clocher sonnait 10 heures ! Antoine vêtu de ses plus beaux habits se dirigeait sur la route d’Héry… lui répondit Jean CARROZ.
Habillé, c’était bon signe, mais sur la route d’Héry… Antoine était peut-être parti au mazot du chemin des Culées où ils s’étaient retrouvés la veille au soir et avait fait l’amour comme des fous. Antoine était alors calme et résolu d’accepter ce mariage presque factice.
Laurent ne pouvait partir le chercher et laissa donc le maire commencer la cérémonie. Au moment du "oui", il marqua un temps de réponse car préoccupé, il n’avait pas entendu le maire. Le mariage civil conclu, la noce se dirigea vers l’église Saint Laurent et toujours pas d’Antoine.
Laurent ne tenait plus, il était au bord de craquer. Mais il se ressaisit pour ne pas peiner la Pernette et sa famille. Le curé MOLLIER tout heureux et fier de son élève et ancien enfant de chœur si dévoué maria donc les jeunes gens.
Laurent abandonnant la noce et la mariée se décida à monter rapidement au mazot après avoir prévenu son père de son inquiétude. Jean CARROZ et Pierre BAUCHAMP-NICOD se proposèrent de l’accompagner. Il n’osa refuser leur aide et lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée de la forêt à la jonction de la route d’Héry et du chemin des Culées, il leur demanda de rester là pour le cas (improbable pour lui) où Antoine reviendrait d’Héry.
Lorsqu’il ouvrit la porte du mazot, point d’Antoine, mais une lettre mise en évidence. Il la décacheta vivement et lu :
Je sais que tu es digne et droit et que tu ne déshonoreras pas ton engagement de mariage.
Je sais que tu m’aimes et je préfère partir pour toujours.
Sois bon pour la Pernette qui n’est pas responsable de tout ça.
Adieu, je t'aime !
Ton affectionné Antoine,
Laurent empocha la lettre, craignit le pire et perdit son sang-froid. Il courra la gorge nouée, rejoignit ses compagnons et leur dit :
— Il est peut-être parti dans les gorges de l’Arly…
— Mais, pour quoi faire ? l’interrogea Jean.
— Sans doute pour y cueillir des fleurs pour la Pernette… mentit Laurent qui en rajouta : On est allé pêcher des truites là-bas. On y avait vu de belles fleurs…
Il pressa ses amis et cousins pour rejoindre la vallée et les gorges. Il les dirigea vers le grand rocher en ayant pris la tête du convoi.
— Mon Dieu ! cria Pierre bien avant Laurent quand il vit Antoine, tout habillé et gisant sur le ventre dans l’eau du grand trou.
Ils se précipitèrent pour le sortir de l’eau. Sa tête avait heurté un rocher et sa vie l’avait quitté. Laurent hurla, cria… en tenant Antoine serré dans ses bras. Il tenait un bouquet d’épilobes roses, d’asters bleus et de reines-des-prés blanches dans ses mains… Mais Laurent le savait, Antoine n’avait pas rejoint pour cela les bords de l’Arly.
— Il a dû tomber du rocher en cueillant les fleurs… s’écria Jean Je vais chercher de l’aide. Pierre, reste avec Laurent.
Pierre accompagna Laurent dans ses larmes et ils attendirent en silence le retour de Jean.
Tout le monde à Ugine savait Laurent ami proche d’Antoine et tout en maudissant tous les saints du paradis, Laurent remercia Dieu de pouvoir faire passer pour accident ce suicide. À défaut, Antoine n’aurait pas pu être enterré religieusement tant à l’église qu’au cimetière et cela aurait rajouté à la douleur de tous ceux qu’il avait aimés et notamment de ses parents, frères et sœurs.
La fête à peine commencée fut interrompue. Pernette bien peinée resta avec ses parents. Les hommes dont le savetier et ses fils, Charles et bien d’autres ramenèrent le corps d’Antoine à l’église. Ils glissèrent le corps dans un cercueil et Laurent et le curé MOLLIER le veillèrent. Laurent resta dans l’église jusqu’au lendemain pour l’enterrement. Il assista à la cérémonie dans son beau costume et ses yeux restèrent secs. Il partit pour ne pas assister à la mise en terre. Il se réfugia dans le mazot le reste de l’après-midi, puis pour ne pas peiner inutilement son père et la Pernette, il redescendit au bourg. Il alla ensuite chercher la Pernette pour la ramener au Villard. Il fut gentil et courtois mais ne parla presque pas pendant plusieurs jours. Il attendit au moins trois mois pour honorer la Pernette.
Dieu consola un tout petit peu Laurent car la Pernette lui donna presque tout de suite un beau garçon qu’il prénomma Joseph Antoine Charles.
L’année suivante, son père et la Marie décédèrent. Laurent en fut encore affecté, mais c’était en quelque sorte des morts normales.
Une petite fille dénommée Marie-Pernette suivit la même année, mais elle était de santé fragile et mourut à quatre mois. Joseph grandissait en santé et en sagesse. Mais hélas alors que Laurent allait fêter ses vingt ans, son épouse Pernette fut emportée en quelques jours par une mauvaise fièvre.
Laurent fut bon époux à défaut d’être bon amant. Il regardait les garçons mais ne les approchait pas ne pensant toujours qu’à Antoine. Depuis le jour de son mariage, il s’estimait responsable de la mort d’Antoine, coupable de trahison et de lâcheté. Laurent ne pouvait en parler à quiconque même pas au curé MOLLIER pourtant si brave prêtre.
Laurent fut peiné de la mort de Pernette, mais il décida d’assumer son destin et réaliser ses rêves. Laurent avait continué la lecture et l’écriture en passant de nombreuses heures par semaine dans la bibliothèque du curé MOLLIER. Il fit savoir qu’il vendait ses terres, reçut quelques offres et retint celle de Michel du Crest.
Il n’avait plus de scrupules ou remords à quitter sa terre natale. À la mort de son père, il n’avait pas ou peu reçu d’aide de ses cousins et sa tante Claudine était elle-même décédée peu après Charles.
Il fit ses bagages, emportant ses souvenirs et la précieuse lettre d’Antoine. Joseph marchait bien et Laurent y était très attaché. Il voulait faire de lui un homme libre et riche. Aidé de son précieux pécule qui devait lui permettre de financer ses dépenses pendant plusieurs mois, il prit le 20 prairial an X (9 juin 1802) avec son fils la diligence pour Chambéry puis pour Paris. Laurent s’était habillé de ses vêtements de noces et de son grand chapeau noir. Il avait quitté ses sabots pour ses chaussures que jusque-là, il ne portait que le dimanche pour se rendre à la messe. Il mit presque un mois pour rejoindre la capitale. Malgré l’inconfort des diligences, les relais plus ou moins agréables et le manque d’eau et de propreté, il entra dans Paris avec bonheur et fierté.
Chapitre 4 — LA PROPHÉTIE DE JOB[8]
Vingt ans, encore un peu aisé, encore très beau garçon, instruit, expérimenté par la vie, empli du souvenir et de l’amour d’Antoine, sa paternité, presque tout souriait à Laurent.
Laurent se contenta d’abord d’une petite chambre place Maubert, non loin et aux pieds de la Montagne Sainte Geneviève chez une blanchisseuse, Catherine, mariée à un commissionnaire, Jean MOREL qui trouva un emploi provisoire de commissionnaire à Laurent. La brave dame se proposa même de garder Joseph parmi tous ses enfants.
À Paris, Laurent savait pouvoir retrouver des uginois, Jacques MOLLIER-POUPELLOZ et sa famille qui étaient partis d’Ugine en l’an V de la République (1797) pour rejoindre la capitale et y trouver du travail. Jacques l’accueillit chaleureusement, lui accorda gîte et couvert quelques jours et le présenta à Catherine MOREL.
Pendant ses courses, Laurent s’arrêtait chez tous les tabellions (notaires, huissiers, avoués, greffiers…) pour proposer ses services de clerc.
Un soir de novembre, alors qu’il commençait à désespérer de trouver un bon emploi, il évita à un passant de se faire renverser par un cheval tirant une berline en poussant cette personne distraite sans doute par ses pensées et qui allait entrer chez elle.
Pour ce faire, Laurent projeta l’homme et s’étala dans la gadoue. L’homme âgé d’une quarantaine d’années le remercia vivement et l’invita à entrer chez lui pour qu’il se nettoie un peu. Il donna même une chemise à Laurent et se présenta :
— Robert LEFRANC, je suis notaire à Paris quai des Tournelles… Mais que puis-je faire pour vous ? Vous m’avez sauvé la vie au risque de vous faire renverser par ce cheval mal conduit par un faquin !
Laurent entra donc au service du notaire. Le notaire l’envoya à ses frais suivre des cours à l’université non loin de son étude. Rapidement, il devint clerc, puis le principal clerc de l’étude. Les anciens clercs et employés le jalousaient un peu et par la suite encore un peu plus.
C’est sur les bancs de l’université que Laurent quelques mois après son arrivée à Paris rencontra un Savoyard qui étudiait le droit pour pouvoir reprendre la charge de son oncle greffier au tribunal de grande instance de Paris.
Ce n’était pas son nom qui avait attiré l’intérêt de Laurent pour Gaspard SERVOZ bien qu’il fût savoyard, mais le regard qu’il avait porté sur lui. Gaspard était grand, bien fait, un peu plus jeune que Laurent, mais il était blond, fin et souriant et bien sûr lui rappelait Antoine dont le souvenir ne le quittait pas.
Sans doute Laurent devait trop regarder Gaspard et ce dernier à la fin d’un cours magistral sur le droit des successions vint à sa rencontre.
— Tu as le temps ? Viens, suis-moi, je t’invite à prendre un verre au Café Procope, rue des Fossés Saint Germain, c’est à deux pas !
L’étude était fermée et Joseph en sécurité chez Catherine qui maintenant louait à Laurent un petit appartement rue des Noyers[9]. La famille MOREL avait déménagé et acquis un petit immeuble à cette adresse. Pour Laurent, c’était un luxe, une cuisine avec un évier, deux pièces et de vrais meubles. Un puits dans la cour agrémenté d’une pompe permettait de remonter l’eau dans l’appartement.
Depuis des années et son départ d’Ugine, Laurent ne sortait pas, buvait peu et occupait son temps à élever et chérir son fils, à son travail et à ses études.
Le sexe, il n’y songeait guère. Il se contenait de plaisirs solitaires en pensant à ses ébats d’amour avec Antoine. Quant aux femmes, rien à faire, il n’envisageait aucun avenir avec elles.
Les étudiants se retrouvaient souvent en bande pour boire dans les tavernes du quartier, pour plaisanter, courir les filles et provoquer les bourgeois. Laurent avait remarqué que comme lui Gaspard ne participait pas ou peu à ces petites fêtes qui conduisaient les étudiants dans les bouges où traînaient des ribaudes peu fréquentables.
De plus, visiblement, Gaspard regardait les garçons. Il était discret, mais Laurent avait constaté plusieurs fois son goût à mater les garçons et notamment un soir qu’ils sortaient ensemble de l’université. De jeunes lutteurs avaient organisé une représentation devant l’église Saint Julien le Pauvre. Ils combattaient torse nu sur un lit de paille. Invitant même les écoliers[10] à lutter avec eux pour recevoir une éventuelle récompense.
Les garçons sensiblement de l’âge de Gaspard étaient fort beaux, musclés et imberbes. Malgré la lutte, ils restaient gracieux, presque comme des danseurs. Laurent et Gaspard s’arrêtèrent pour regarder la scène. Il vit un moment après Gaspard cacher de sa besace son bas-ventre apparemment ému par la démonstration. Laurent se garda bien de regarder son ami mais fut bien content de ne pas se tromper sur le goût de Gaspard. Laurent commençait à avoir besoin de tendresse, de contact humain et de sexe.
Progressivement le soir ou le dimanche après la messe à Saint-Etienne-du-Mont où il se rendait avec Joseph, il se confiait à Gaspard sur sa petite vie à Ugine mais n’avait jamais osé lui parler de sa différence et d’Antoine.
Gaspard fils d’un négociant, marchand de bestiaux à Chambéry était un étudiant aisé.
Son père lui versait une rente et Gaspard disposait d’un beau logement rue Saint Jacques.
— Tu ne songes pas à te remarier ? demanda Gaspard à Laurent alors qu’ils rentraient chez eux un soir après un cours magistral en ajoutant Ça serait mieux pour toi et ton fils.
— Non ! Mais pour que tu puisses comprendre, je voudrais m’expliquer, mais j’ai peur de te perdre comme ami.
— Si tu n’es pas un assassin, un voyou… Je m’engage à te conserver mon amitié ! lui répondit Gaspard en lui souriant et en le regardant avec affection.
— Bien ! D’accord ! Mais je dois d’abord aller chercher Joseph, lui donner son dîner, jouer un peu avec lui et le coucher…
— Bon père ! Presque une mère ! lui siffla Gaspard admiratif.
— Je n’ai que lui et un triste souvenir !
— Rejoins-moi sur le parvis de Notre-Dame ! lui proposa Gaspard et en le prenant par le cou, il l’embrassa sur la joue sans se préoccuper des passants.
Tout ému, le cœur chaviré, Laurent se dépêcha de récupérer son fils et de s’occuper de lui. Il le laissa dans son lit après avoir attendu qu’il s’endorme et s’en alla en prévenant Catherine qu’il le laissait seul pour une heure ou deux.
— Va donc mon gars ! Tu as besoin de te distraire ! lui cria la blanchisseuse et ajoutant : Je veille sur Joseph, c’est un amour ton fils !
Le parvis était alors très limité car de nombreuses et anciennes maisons desservies par une quantité de ruelles encombraient ainsi que plusieurs églises tout l’ouest de l’île de la Cité.
Il retrouva facilement Gaspard et les deux amis décidèrent de se promener un peu. Ils finirent par s’asseoir côte à côte sur une grosse pierre plate sur le bord d’une grève de la Seine.
— Tiens ! osa lui dire Laurent en lui tendant la lettre d’adieu d’Antoine et il lui recommanda d’en prendre bien soin.
Gaspard lut rapidement les quelques lignes tandis que Laurent avait calé sa tête entre ses mains les coudes appuyés sur ses cuisses. Il pleurait…
Gaspard le prit par le cou et l’obligea à relever la tête. Des larmes coulaient sur ses joues et pour toute réponse, il embrassa Laurent délicatement sur la bouche.
— Tu t’en doutes, je suis comme toi, mais je n’ai connu que des aventures. Garde ça pour toi et raconte-moi tout si tu veux bien.
Après avoir remercié Gaspard et l'avoir embrassé aussi, il lui conta toute son histoire, de son enfance avec Antoine, de leur adolescence, de leur amitié devenue passion et amour. Puis il évoqua sa situation familiale à Ugine, les difficultés de son père, son obligation de se marier. Enfin, il s’accusa de lâcheté et de sa responsabilité dans la mort d’Antoine.
— Je comprends mon Laurent ! L’homosexualité est un fardeau. Tu n’es pas responsable. Antoine a assumé seul son geste. T’entendre ainsi parler d’Antoine me réconforte pourtant.
— Te réconforte ? le questionna Laurent surpris.
— Oui ! Je ne croyais pas aux histoires d’amour entre garçons. Antoine et toi me démontrent le contraire. Je suis fier d’être ton ami, fier de ton courage ! Tu te devais d’aider ta famille, lui répondit Gaspard qui ajouta brutalement : Je suis tombé en amour de toi. Partages-tu ce sentiment ?
— Oui ! Mais jamais je n’oublierai Antoine !
— Je ne le demande pas ! C’est normal !
Gaspard se leva, tira Laurent par la main, la garda et l’entraîna dans un bosquet.
Il prit Laurent dans ses bras, le serra fortement et posa sa bouche sur la sienne.
L’expression "rouler une pelle" n’était pas encore inventée. Mais leur baiser tendre se transforma en fougue et provoqua un séisme dans leur bas-ventre.
— Viens chez moi ! lui proposa avec pudeur Gaspard.
— Oui sur le principe, mais j’ai laissé Joseph à Catherine en lui précisant pour une heure ou deux. Toi, viens chez moi ! Joseph dort dans la petite pièce et moi dans la grande. On sera tranquille…
Ainsi fut fait ! Laurent et Gaspard consommèrent leur amour sans trop faire de bruit. C’est dire qu’ils ne dormirent pas de la nuit !
La situation de veuf et de père mettait Laurent à l’abri de tout soupçon et Gaspard sortit de la maison comme l’étudiant ami qu’il était.
— Je ne te cache pas ! Ça ferait suspect ! lui avait dit Laurent au réveil.
Les deux amants se vêtirent rapidement et Laurent réveilla Joseph qui tout souriant dans les bras de son père, bien bavard pour ses trois ans s’adressa à Gaspard :
— Bonjour Monsieur ! T’as dormi là ? T’es qui ?
— Bonjour Joseph ! Un ami de ton père, lui répondit seulement à la première question Gaspard.
— Tu as bien dormi ? répliqua Joseph.
— Très bien, merci ! Tu sais j’ai des petits frères de ton âge, mais pas si polis que toi !
— Catherine, mon ami Gaspard, étudiant en droit, tu le verras souvent et dès fois tardivement car nous travaillons ensemble s’écria Laurent au petit matin en lui conduisant Joseph.
Laurent n’avait menti que sur le lieu d’études, jusque-là à l’université.
Laurent partit pour l’étude notariale et Gaspard pour le greffe où son oncle commençait à lui enseigner la pratique.
Sur le chemin du quai des Tournelles, Laurent eut une pensée pour Antoine. Cette nuit, il l’avait oublié et s’en trouva tout honteux et triste. Il versa une petite larme et puis il admit enfin qu’il devait vivre, pour lui, pour son fils et pour Gaspard. Antoine était un ange dans le ciel et il avait dû lui apporter ce bonheur qu’il ne devait pas perdre. Sa plaie était guérie.
L’enseignement universitaire était dispensé en fin d’après-midi et Laurent et Gaspard se retrouvaient avec joie. Pour autant, ils n’oubliaient pas leurs études et travaillaient sérieusement. Ils se donnaient rendez-vous soit chez Laurent soit chez Gaspard, mais un peu moins souvent en ce lieu car Laurent craignait toujours pour son fils qui n’avait que lui au monde.
Avec Gaspard, Laurent nageait dans le bonheur. Gaspard quelques mois après, l’invita à venir vivre avec lui dans son grand appartement très confortable où Joseph eut une belle chambre.
Dès qu’il eut l’âge, Laurent fit entrer son fils grâce à une lettre de recommandation de Maître LEFRANC dans une école des Frères des Écoles Chrétiennes, celle des Franc-Bourgeois dans le Marais de l’autre côté de la Seine. Bon fils de son père, Joseph y reçut une très bonne éducation.
En juillet 1806, les études de droit de Laurent terminées, Maître LEFRANC le nomma Principal Clerc de son étude. Quant à Gaspard, il reprit la charge de son oncle. Le couple s’installa alors dans la plus grande discrétion dans un petit hôtel particulier de l’Île Saint Louis. Le petit hôtel comprenait plusieurs étages et appartements et pour sauver les apparences, Laurent occupa avec Joseph un appartement distinct du jeune et merveilleux greffier en chef.
— Lundi j’ai rendez-vous avec une grande dame au Palais de Saint-Cloud, tu viendras avec moi. Elle projette d’acquérir des terres sur les hauteurs de Malmaison, lui déclara son patron.
— L’Impératrice Joséphine ? lui demanda Laurent abasourdi.
— Elle-même ! lui répondit le notaire jovial et il ajouta : Elle s’est fâchée avec son notaire, Maître PANTELIN. Elle est capricieuse paraît-il !
Le notaire et son fidèle principal clerc se rendirent donc en berline à Saint-Cloud le mardi 23 septembre 1806. Maître LEFRANC fut aussi gauche que Laurent quand l’Impératrice entra dans le petit salon où on les avait installés.
Joséphine se montra simple et écouta Maître LEFRANC qui laissa de temps en temps la parole à Laurent qui avait étudié l’affaire avec lui. L’Impératrice qui cachait sa bouche (aux vilaines dents) regardait Laurent avec un intérêt qui n’était pas dû à sa conversation… On la disait fort coquine et qu’en ce moment elle était courtisée par un bel et jeune écuyer de l’Empereur, Sigismond-Frédéric de Berckheim.
Mais elle ne risquait pas de troubler Laurent… ce qui le troubla, ce sont des bruits de cris et de pas dans le couloir ou l’antichambre. La porte s’ouvrit brutalement sur l’Empereur.
— Joséphine ! Je risque de partir pour Mayence dans la nuit… lui déclara Napoléon qui s’aperçut à cet instant qu’elle n’était pas seule.
Le notaire et Laurent s’étaient levés et l’Empereur les regarda en disant :
— Messieurs ?
Maître LEFRANC et Laurent firent une courbette à l’Empereur en prononçant chacun maladroitement un:
— Votre Majesté, mes respects !
Laurent lui trouva moins d’allure que sur les représentations qu’il avait pu voir de lui, mais en tout cas, il admira son énergie et son allure.
— Sire ! Maître Robert LEFRANC mon notaire à Paris et Maître Laurent GENEST-CARROZ son principal clerc ! s’écria Joséphine. Nous discutons de mon achat de terres à Malmaison.
— Principal si jeune ! s’étonna Napoléon.
— Laurent est un brillant clerc après ses études particulièrement honorables à l’université de Paris et sans doute il sera bientôt notaire… répondit le notaire.
— Alors, jeune homme, vous connaissez donc mon code par cœur ?
— J’espère bien Votre Majesté, lui répondit Laurent et il ajouta : Et nous ne nous séparons pas de votre code, quel progrès pour la France et le monde !
— Très bien ! Très bien ! Discutez des prix et ne laissez pas mon épouse à de folles dépenses ! Elle me coûte trop cher ! répondit l’Empereur en s’adressant aux deux hommes.
Là-dessus, il claqua des talons et sortit vivement de la pièce en brutalisant la porte.
Le notaire et Laurent reprirent la route de Paris sous une grande émotion et Maître LEFRANC en rajouta en déclarant à Laurent :
— Tu vas faire des jaloux dans la profession ! Avoir été interrogé par Sa Majesté Impériale ! Et en plus, cher Laurent, je dois te dire que j’envisage dans peu d’années à te céder mon Étude.
— Quelle chance ! L’Empereur ! lui dit Gaspard le soir même Napoléon se souvient de tout paraît-il. Quand il verra ton nom dans la liste des nominations de notaire, il se souviendra de toi.
— Cette nuit, si tu veux, on jouera à Joséphine et Napoléon ! lui répondit Laurent qui ajouta coquin Mais qui prendra le rôle de Joséphine ?
— D’autant plus que Napoléon, paraît-il, c’est du genre, je tire mon coup et je me barre ! conclut Gaspard en caressant et câlinant son Laurent.
Maître LEFRANC céda son étude à Laurent quelques années après cet événement et pour une modeste rente de principe. Le décret de nomination fut signé par l’Empereur lui-même.
Laurent prêta serment à l’Empereur devant ses pairs les notaires de Paris et le Président de la Cour d’Appel. Il fit cet engagement en regardant aussi Joseph très fier de son père bien-aimé et Gaspard qu’il vit tout attendri. Maître LEFRANC fut bien fier de son poulain. Laurent pensa au temps parcouru depuis le Villard, à son père Charles, à sa mère Michèle, à Marie et à ses frères et sœurs partis trop tôt, au curé MOLLIER à qui il devait tout, à Pernette et puis tellement à Antoine qu’il versa une petite larme.
L’année suivante hélas, Maître LEFRANC décéda. Laurent fut surpris dans les quelques jours du décès de recevoir la visite d’un de ses confrères Maître LAVOCAT. Robert LEFRANC sans postérité avait légué tous ses biens à Laurent qui reçut un gros patrimoine.
Laurent et Gaspard firent un voyage en Savoie. Il refusa tout net de se rendre à Ugine. Il n’en voulait qu’un seul souvenir, les bords du nant, le mazot, l’alpage… et plus que tout celui d’Antoine.
Laurent vécut heureux avec Gaspard et Joseph.
Personne n’interrogea Laurent sur sa relation avec Gaspard. Ils n’entendirent jamais de commentaires sinon quelques ricanements derrière leur dos lorsqu’ils déambulaient au Palais de Justice.
Joseph, bien avant de devenir notaire en prenant la suite de son père, épousa Joséphine, une fille de Catherine, un beau mariage d’amour. Ils eurent de nombreux enfants.
À la mort de son époux, Catherine se trouvant sans ressource, Laurent lui versa une rente.
Laurent décéda à plus de quatre-vingts ans et heureusement pour lui avant son fidèle Gaspard.
Il s’éteignit devant son fils et il prononça avant son trépas un dernier mot : "Antoine" !
Gaspard quitta ce monde dans les trois mois qui suivirent. Joseph le fit inhumer dans le caveau qu’il avait acheté au cimetière Montparnasse pour son père.- ↑ Il portait, comme d'autres au village le nom du Saint Patron de la Paroisse.
- ↑ Vent du Nord en Savoie.
- ↑ Petites maisons de bois ou cabanes à divers usages…
- ↑ En Savoie, petit ruisseau, torrent.
- ↑ Ou haut de chausse, le pantalon n'existe pas encore.
- ↑ Paysan en Savoie…
- ↑ La route actuelle des gorges date de 1931…
- ↑ Voir le livre de Job
- ↑ Rue de Paris aujourd'hui disparue et toujours aux pieds de la Montagne Sainte Geneviève.
- ↑ Les étudiants alors ainsi dénommés.